L’expérience que je vais vous livrer de décrire a duré plusieurs années.
Combien de temps ? Sept ans comme le suggère ce récit ? Peut-être plus. Nous verrons.
Nous sommes en 2003. Le travail sur des objets pour la main, et notamment un objet pour la main en or m’a donné l’envie de m’initier à la dinanderie. Au printemps je me mets en quête de formation et en feuilletant un magazine professionnel, je vois une annonce de stage chez un dinandier dans le sud-ouest, Guy Labrouche. Il est agréé par la formation professionnelle. Salariée de l’AFEDAP, j’obtiens un financement au regard du droit à la formation professionnelle et, à l’été, j’entraîne ma famille dans cette région que nous ne connaissons pas et qui semble propice pour des vacances. Pendant que mon mari, ses parents et nos enfants visitent la région, je découvre la dinanderie en faisant 10h de martelage par jour, veillant à bien faire les exercices de gymnastique inspirés des « 7 tibétains » le matin avant de partir pour que mon corps tienne le coup. Je me rappelle un grand atelier à l’arrière d’une maison de village. Guy Labrouche qui exerçait le métier depuis longtemps y avait accumulé de nombreux outillages, des marteaux et des tas de toutes formes. J’ai réussi à faire deux pots. Lorsqu’à la fin de la semaine, mon maître de stage m’a dit avec son accent rocailleux: « Au moins, vous, ce n’est pas un morceau de métal qui vous fait peur. », j’ai pris cela comme un encouragement. Mais l’ampleur de l’atelier dans lequel j’étais, la quantité d’outils que j’y découvrais et les images des livres consacrés à la dinanderie que j’avais feuilleté dans la bibliothèque de mon maître de stage, qui montraient toutes des ateliers très équipés, me laissent perplexe. Comment transposer le modèle à Paris dans une petite vingtaine de mètres carrés ?
J’étais contente d’avoir eu un aperçu de cette technique, mais j’abandonnai mon idée de fabriquer un bijou en dinanderie. Je me débrouillai pour réaliser le bijou projeté avec les techniques de mon répertoire et laissai ce stage au statut de récréation.
Les années passent. En 2005, à l’occasion de la préparation de l’exposition Schmuck denken, Zeit danken avec le groupe Corpus, je commence une réflexion sur le temps et je m’empare de la notion de la durée. En a émergé une série de bijoux que j’appelle Promesse : la personne qui porte le bijou laisse sa trace et continue ainsi la fabrication du bijou. Le geste du porteur continue de fabriquer le bijou en quelque sorte. J’ai passé plusieurs années à réaliser des bijoux sur ce thème.
En 2010, à partir d’un travail sur la notion de durée qui m’avait fait bifurquer sur la question du geste, je voulais approfondir la réflexion sur le rapport corps/bijoux. Ayant décidé d’arrêter de donner des cours à l’AFEDAP, et profitant des quelques indemnités de chômage auxquelles onze ans d’enseignement me donnaient droit, je décide de prenais le temps de la recherche en m’autorisant de longs moments de lecture et de tâtonnements à l’atelier. Entre 2003 et 2005 j’avais fait des bijoux qui mettaient en scène les gestes de leur porteur. En portant le bijou, celui-ci y laisse sa trace, il continue de fabriquer le bijou en quelque sorte. Après avoir posé la question de l’impact des gestes du porteur, je me demandais maintenant si le bijou pouvait induire des gestes particuliers. Pour étudier en profondeur la question du geste, j’avais lu L’Anthropologie du geste de Marcel Jousse. Il y écrit que « l’homme pense avec tout son corps ». Il montre comment toute l’évolution du langage prend son origine dans les gestes qui sont la condition de la mémoire et de la connaissance. Les récits des civilisations orales par exemple, sont bâtis sur des rythmes du corps, rythmes du cœur, rythmes de la respiration. Pour Marcel Jousse, l’homme n’est pas un squelette terminé, mais un interminable complexe de gestes. « « Vita in gestu » : le geste est l’énergie vivante qui propulse cet ensemble global qu’est l’anthropos. » Ces notions faisaient écho à mon désir de voir les gestes et le bijou, en tant qu’objet qui institue une personne, fortement imbriqués.
Je passais toutes mes journées à l’atelier où je rencontrais plus régulièrement Céline, une ancienne stagiaire de l’AFEDAP qui est installée avec moi. Me sachant libre de mes mouvements, elle me propose de partir en Allemagne pour faire un stage d’orfèvrerie. Céline a fait ce stage plusieurs années de suite avec Ulrike, une collègue de sa promotion. Elles m’avaient proposé de me joindre à elles plusieurs fois mais mes obligations professionnelles et l’organisation familiale ne me l’avaient jamais permis. En Avril 2010 je pars donc avec Céline et Ulrike pour l’école d’orfèvrerie-bijouterie de Swabish-Gmund où le professeur d’Orfèvrerie, Doris Raymann-Nowak, organise des stages pendant les vacances pour un public varié. Repartir à la découverte de la dinanderie coïncidait tout-à-fait avec un programme qui avait pour but de « prendre du temps » ; d’autre part, ce stage est très abordable financièrement.
Je commençais la semaine enthousiaste, ravie de profiter de cet enseignement dont Ulrike et Céline m’avaient tant parlé, ravie de cette escapade avec mes collègues. Les deux premiers jours je me jetais donc à corps perdu sur une plaque de cuivre. À partir du troisième jour, la menace d’une tendinite aidant, j’ai commencé à me demander ce que j’allais faire de tout ça. Cette fois-ci je finançais voyage et formation. Ma présence ici supposait un investissement non négligeable : partir une semaine implique toute une organisation familiale ; et vue la situation de mes finances professionnelles, je ne pouvais pas me permettre de ne pas « rentabiliser » cette expérience. Je finissais la semaine en ressassant mes doutes tout en martelant des formes sans but précis. L’atelier de l’école allemande est aussi très équipé et nous permet de mettre en œuvre toutes sortes de tas et de marteaux ; comment acquérir cet outillage qui est cher et difficile à trouver ? Cette technique est très bruyante, comment l’exporter dans un atelier parisien sans ameuter tout le voisinage ?
Au retour, À l’occasion d’une visite, je raconte mes aventures et impressions à Madame Chéret. La Maison Chéret a, dans le temps, utilisé ces techniques pour fabriquer des objets liturgiques. Il reste quelques outillages à l’atelier rue de la folie Regnault et Madame Chéret me propose généreusement de me laisser les clés pour aller y travailler. Je commence donc à aller de temps en temps rue de La Folie Regnault pour m’exercer au rétreint.
Lorsque je ne peux pas me rendre à l’atelier Chéret, je partage mon temps entre la lecture du livre de Annick de Souzenelle, Le symbolisme du corps humain, conseillé quelques mois plus tôt par Julie About, ancienne étudiante, lors d’une discussion sur le geste, et des débuts de maquettes à l’atelier.
Lors d’un vernissage, je raconte mes nouvelles expériences à une autre collègue. Dans l’ambiance festive du vernissage j’insiste surtout sur l’aspect positif de l’expérience. Je lui décris avec passion une impression forte qui est restée dans mes mains : une plaque de cuivre de 18 cm de diamètre et d’un millimètre d’épaisseur n’a aucune consistance. Une fois mise en volume, tout maladroit qu’il fut encore, ce même morceau de cuivre acquiert une réelle présence. Cette technique, en ramassant les molécules les unes sur les autres, donne l’impression de créer de la matière. Le geste répété qui a permis cette mise en forme semble avoir densifié la matière. En exprimant ainsi mes expériences, des extraits de lecture me reviennent en mémoire. Et si le bijou était une vertèbre de plus, un objet qui nous permette de se recentrer, un objet auquel se raccrocher me demandai-je alors. En mettant en relation l’idée de « colonne vertébrale » qui permet au corps de se tenir debout, la notion de densité et l’idée de bijou comme marqueur d’identité, je me demande alors si le bijou pouvait jouer le rôle d’une nouvelle vertèbre. La présence de cet objet dans l’histoire la plus ancienne de l’humanité et sa fonction de marqueur d’identité souvent discutée me semblait bien s’accorder avec l’idée de vertèbre, tout autant que la sensation de densification de la matière que provoque la technique du rétreint avec laquelle j’étais en train de me familiariser.
Pour chercher les formes j’empoigne des mottes de terre que je serre dans mes mains. Les maquettes commencent à prendre forme à l’atelier et je reprends confiance dans le projet de faire des bijoux en dinanderie.
En imitant, dans les mottes de terre, le geste de s’accrocher, je cherche le moyen de transcrire plastiquement mon intention de proposer un nouvel ancrage à la personne qui porterait le bijou. Je me rappelle aussi avoir été intriguée par un propos de Marc Fumaroli entendu à la radio à propos de la dissolution. Il me semble qu’il attirait l’attention sur le danger, selon lui, de nous « dissoudre » dans la virtualité d’internet. Par association d’idée je lie la technique de retreint, qui rassemble les molécules, à l’idée de permettre au porteur du bijou de se rassembler sur un centre pour compenser une possible « dissolution ».
Je continue cependant à me préoccuper des questions de réalisation. Où vais-je pouvoir réaliser de tels objets ? Je sais que Mme Chéret cherche à vendre l’atelier de la Folie Reygnault et que je ne peux pas y projeter un travail à long terme. La question de l’outillage et du bruit reste donc prégnante. Comment adapter mon atelier parisien à la pratique de la dinanderie ?
Au début du mois de juin, lors du salon « Tout en métal », j’ai rencontré un autre dinandier qui organisait des stages. Nous prenons date pour début Juillet. Je pars en Normandie cette fois dans un atelier bien différent de celui de l’Allemagne. Très équipé aussi mais sur un autre mode. Christophe Desvallées cultive le système D et beaucoup d’outillages sont fait de matériaux de récupération. Il est donc possible de bricoler ce dont on a besoin. Cela me remis en mémoire une photo aperçue dans un livre consacré aux dinandiers feuilleté lors de on premier stage. En voyant les pièces de Christophe et en pensant aux maquettes déjà faites, je commence à entrevoir des pistes pour détourner la nécessité d’accumuler tout un outillage spécifique.
À mon retour, tout-à-fait par hasard, dans un magasin de bricolage, j’aperçois des pieds de lits de différentes formes en bois de hêtres. Ils ressemblent à certains tas utilisés par les dinandiers et orfèvres et je me rappelle avoir fait quelques étapes de rétreint sur des pièces de bois de hêtre en Allemagne. Ces pieds de lit ne pourraient-ils pas me servir de tas ? J’en achète immédiatement quelques-uns pour essayer. Je rentre chez moi en courant, j’installe mon pied de lit dans un étau et je commence à taper : ça marche ! S’en suit un réaménagement complet de mon atelier : pour ne pas faire vibrer tout l’immeuble de mes coups de marteau, je change les établis de place pour faire en sorte que celui sur lequel je fixerai les outils ne touche pas de mur. Cette nouvelle disposition me permet de m’immerger dans cette nouvelle pratique. Je peux enfin envisager de poursuivre ma recherche autrement que dans des mottes de terre et je commence à développer une série de volumes mis en forme à partir d’une feuille de métal.
Sans savoir vraiment pourquoi, j’ai tout de suite associé ces idées à un métal blanc. Mais l’argent étant trop cher pour des tentatives dont je n’étais pas sûre du bon aboutissement et des essais de travail de l’étain ne m’ayant pas convaincue, j’ai renoncé au métaux blancs dans un premier temps et j’ai commencé à mettre en forme des plaques de cuivre dont les qualités de malléabilité font de celui-ci le meilleur matériau pour s’exercer à la dinanderie. J’ai réalisé mes premiers volumes en m’inspirant des formes qu’avaient pris les mottes de terre. En découvrant la belle couleur rouge que prend le cuivre, elles évoluent. Une deviendra un cœur, une autre une pomme après que j’ai entendu une émission sur « le fruit défendu ».
Tous ces volumes sont devenus des pendentifs pour que la personne qui le porte puisse, effectivement, poser ses mains dessus. Je les ai appelés « Aîtres » inspirée par le titre d’un ouvrage du philosophe Henri Maldiney Les aîtres de la langue, demeures de la pensée [Maldiney, 1975] que j’avais lu quelques années auparavant. L’auteur y discute le rapport entre la langue et la pensée, il écrit que « [langue et pensée] s’articulent l’une à l’autre à l’état naissant ». Cette relation établie par le philosophe m’est revenue au moment où je voulais tenter d’établir un rapport réciproque entre le corps et le bijou : le bijou existe par le corps de la personne qui le porte autant qu’il institue cette personne. Cette image des « aîtres » me séduisait autant qu’elle m’intimidait, n’étant pas très sûre de mon interprétation de la pensée de Henri Maldiney, mais la visite de la ferme musée du Domaine des Planons a fini de me convaincre de l’adopter comme titre. La cour attenante à la cuisine, l’espace domestique où s’élabore l’intimité du foyer, y était décrite comme étant « Les aîtres ». Cette notion d’intimité, de « foyer » s’alliait bien au fait d’envisager le bijou comme nouvelle vertèbre, un nouvel « Aîtres ».
En écrivant ce récit, je me rend compte que chaque détail me ramène à un foisonnement d’autres, issus d’expériences précédentes, que j’ai omises pour ne pas risquer de perdre le lecteur dans un méandre d’informations. Il laisse encore un grand nombre de « pourquoi ? ». Certains auront des réponses, d’autres resteront dans les plis de la mémoire. Il me permet cependant de prendre conscience qu’il est difficile de rendre compte de la temporalité de l’émergence d’un bijou et de la quantité de choses qui entrent en jeu pour que celui-ci se matérialise.
Un « récit d’artiste » omettrait probablement d’évoquer l’arrivée fortuite d’un outil dans l’atelier, de l’imaginaire vacancier d’un lieu de stage ou des conditions d’une discussion sur mes activités du moment. Pourtant, retracer ce cheminement sans négliger les détails me permet de comprendre à quel point les bijoux que je crée sont faits de contingences dont il est difficile de déterminer le degré d’influence sur l’œuvre en cours. Entre les différentes lectures et l’observation des couleurs que prend le cuivre sous le chalumeau, entre le questionnement sur la fonction du bijou et l’association de pieds de lit avec des tas de dinandier, lequel de ces événements pourrait-on évacuer de la description de l’œuvre en train de se faire ? S’y attarder permet de faire état de l’abondance des forces en présence et de comprendre que la sédimentation est la trace d’événements à long terme. Cela permet aussi de comprendre qu’un bijou émerge dans un environnement qui se construit au fur et à mesure et qui procure des « potentiels d’action ». Comme le mentionnent Marion Luyat et Tony Regia-Corte, l’environnement est à la fois le produit et la condition de l’activité6. L’environnement constitué par la compilation d’éléments hétéroclites semble favoriser des « invites ». L’accumulation nourrit l’imaginaire propre à chaque atelier et forme l’environnement dans lequel l’imagination peut se déployer.
Nous comprenons l’intérêt de prendre en considération tous les détails de l’ethnographie. Ils permettent de rendre compte de l’écologie de la facture d’un bijou, le terme « écologie » étant entendu comme une « totalité indivisible », c’est-à-dire comme un ensemble de liens mutuels entre tout ses constituants8. Les bijoux « Aîtres », dont j’ai relaté l’avènement, sont issus d’une écologie où chaque élément a son rôle, que ce soit une question posée par un projet d’exposition, la couleur d’un métal, la tournure d’une discussion, l’imaginaire d’un lieu de stage, la réaction à l’étymologie d’un mot, la présence d’un outil, un état de stress, une situation familiale, etc. Les « Aîtres » sont tels qu’ils sont parce que l’envie de fabriquer une pièce dans une seule plaque de métal, le dispositif de prise en charge de la formation continue, et probablement d’autres facteurs dont je ne me souviens pas, ont transformé, à un moment donné, l’information sur un stage de dinanderie lue dans un magazine en « invites ». C’est dans l’écologie « travail de rétreint – qui me donnait l’impression de densifier la matière / définition d’Annick de Souzenelle du terme hébreu « houlya » comme vertèbre » / qualités du cuivre / … que certaines formes ont émergé . Formes dont nous pouvons penser qu’aucun autre individu auraient développé de la même manière. D’après Marion Luyat et Tony Regia-Corte « L’information, ou plus justement la stimulation-information, n’est ni une propriété de l’environnement ni une propriété de l’animal, elle est ce que l’animal, par son action fait émerger de l’environnement et qu’il saisit. »
Nous comprenons qu’il est ainsi difficile de déceler un « point de départ » à partir duquel se déroulerait différentes phases identifiables d’un processus créatif. Chaque écologie, constituée d’histoires particulières, est un processus dans lequel il est difficile d’envisager un début et une fin. Le travail s’effectue dans un flux continu dans lequel tous les aspects de l’existence prennent part et les discontinuités que provoquent la vie « quotidienne » ne sont qu’apparentes. Une promenade aléatoire dans un magasin de bricolage qui m’a amenée au rayon des pieds de lit alors que je venais chercher autre chose, le prix de la matière première, les rencontres lors d’un vernissage, sont autant d’événements qui peuvent influencer le cours du travail et qui donnent leurs formes aux bijoux.
Aîtres VIII, argent pur