Texte de Paul-Louis Rinuy, 1996
Il faut une authentique audace pour conférer à une série de bijoux ce nom de Châteaux en Espagne qui évoquent des rêveries creuses, des projets grandioses mais inconsistants. Comme disait notre bon La Fontaine : « Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne bâtit châteaux en Espagne ? »
Et pourtant, forts de leur fragilité même, les bijoux de Brune Boyer ne sont en rien une vaine illusion, une inutile parure ou un luxe superflu. Proches du sourire et du songe, ils constituent une énigme dont le charme est d’autant plus difficile à comprendre qu’il est projeté en pleine lumière. Ces Châteaux en Espagne ne sont pas les réductions miniatures des bâtisses fantastiques que le voyageur devine au loin, lorsqu’il traverse les plaines de la Manche ou de l’Aragon. Ce ne sont pas d’avantage, comme on le supposerait de prime abord, des chimères, mais la cristallisation de nos rêves humains, réactivés par la violente beauté d’une terre où ne cessent de s’affronter les quêtes tourmentées de l’histoire du monde. Jusqu’en Andalousie on peut trouver dans l’architecture espagnole cette féconde puissance de la rencontre de l’Orient et de l’Occident, si durablement contradictoires. En témoignent ces miraculeux jardins, paradis de fraîcheur et de couleurs, cachés derrière les grilles en fer forgé qui les signalent autant qu’ils en barrent l’accès. Leurs merveilles, aperçues à travers des transparences toujours voilées, suscitent un désir d’une violence sans égale. Je sais aussi de tours crénelées, des masses puissantes couronnant d’éblouissantes collines dont le voyageur découvre au fur et à mesure qu’il s’en approche la fantomatique fragilité.
De ces contrastes qui se mêlent dans le creuset de la civilisations espagnole, les bijoux de Brune Boyer sont une cristalline métaphore. Leur apparence première souvent déconcerte ; un éclat pareil à la flamboyance d’un soleil incendiant une terre aride, une irisation aux lignes incertaines et surtout la force pleine du fer, du cuivre ou du wenge dans leur solide réalité.
Cette apparence extérieure mêle séduction et rigueur, elle arrête le regard et lui fait chercher une splendeur enclose, qu’il découvre à travers les brisures du métal ou la texture d’une forme tressée. Chaque bijou est un véritable palais qui se refuse à l’appréhension immédiate pour se donner au terme d’une lente initiation, soumise au bon plaisir du spectateur ou du porteur du bijou.
Ce temps de la contemplation – coup de foudre premier et progressif dévoilement – offre au spectateur une expérience de la durée analogue à celle que vit l’artiste aux prises avec l’œuvre à venir. Brune Boyer sait travailler patiemment, elle invente la forme précise dans la matière même qu’elle explore et sait que le véritable artiste ne dompte pas le matériau mais l’écoute et lui obéit pour mieux le transfigurer.
À quoi bon souligner la courbe d’une poitrine, la finesse d’un doigt, la perfection d’un visage ? Les bijoux n’ajoutent pas aux corps je ne sais quelle beauté qui leur manquerait. Ils ne sont pas une exclamation de plus dans un univers déjà bien bavard mais ils explorent tacitement et visuellement un monde à égale distance du cri et du silence, celui du murmure. Les bijoux de Brune Boyer sont des chuchotements matérialisés, ils ont la calme importance des promesses faites à mi-voix, des ces paroles secrètes encloses au cœur de nos existences et qui nous font vivre.
On imagine ces broches illuminant un corps comme autant de sourires complices, ces bagues livrant des déclarations silencieuses, ou ces tressages indiquant des portes entrouvertes où nous puissions nous engouffrer. Ces bijoux sont des lumières portées et nous appellent à devenir les uns pour les autres candélabres et miroirs, éclats et reflets, chaleur et tendresse. Le bijou est un bis-jocus, un double jeu, une invitation à jouer à deux le grand drame de la vie et de l’amour. Dans l’éclat de sa beauté, nous faisons l’expérience sensible d’une vérité que nous connaissons depuis longtemps mais que notre bon sens rationnel nous a fait souvent oublier : rien n’est plus vrai que nos rêves, rien n’est plus solides que les Châteaux en Espagne.
Construire des Châteaux en Espagne
1997 Bague, argent, aigue-marine
© Alfredo Rosado
Construire des Châteaux en Espagne
1997 Broche en mokumé argent/cuivre
© Alfredo Rosado
Paul-Louis Rinuy est membre titulaire de l’EPHA, Université Paris 8, professeur au département d’Arts plastiques